Sunday, June 12, 2011

Ils ne parlent de rien



"Au fond, je dois être ce qu’on m’accuse d’être. Je n’ai pas d’amis. C’est censé prouver que je suis anormale. Mais tous les gens que je connais passent leur temps à brailler, à danser comme des sauvages ou à se taper dessus. Vous avez remarqué à quel point les gens se font du mal aujourd’hui ?

- Mais vous parlez comme une vieille personne !
– Il y a des moments où j’ai l’impression d’être une antiquité. J’ai peur des enfants de mon âge. Ils s’entretuent. Est-ce que ça a toujours été comme ça ? Mon oncle dit que non. Rien que l’année dernière, six de mes camarades se sont fait descendre. Dix sont morts dans des accidents de voiture. J’ai peur d’eux et ils ne m’aiment pas parce que j’ai peur. Mon oncle dit que son grand-père se souvenait d’une époque où les enfants ne s’entre-tuaient pas. Mais c’était il y a longtemps, quand tout était différent. Ils croyaient à la responsabilité, d’après mon oncle. Voyez-vous, je me sens responsable. J’ai reçu des fessées quand je le méritais, autrefois. Et je fais les courses et le ménage toute seule.
« Mais surtout, j’aime observer les gens. Il m’arrive de passer toute une journée dans le métro à les regarder et à les écouter. J’ai simplement envie de comprendre qui ils sont, ce qu’ils veulent et où ils vont. Il m’arrive aussi d’aller dans les parcs d’attractions et de me risquer dans les jet cars quand ils font la course à la sortie de la ville à minuit ; du moment qu’ils sont assurés, la police ferme les yeux – du moment que tout le monde est super assuré, tout le monde est content. Des fois, je les écoute en douce dans le métro. Ou aux distributeurs de rafraîchissements. Et vous savez quoi ?
– Quoi ?
– Les gens ne parlent de rien.
– Allons donc, il faut bien qu’ils parlent de quelque chose !
– Non, non, de rien. Ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent : « Super! » Mais ils disent tous la même chose et personne n’est jamais d’un avis différent. Et la plupart du temps, dans les cafés, ils se font raconter les mêmes histoires drôles par les joke-boxes, ou regardent défiler les motifs colorés sur les murs musicaux, des motifs abstraits, de simples taches de couleurs. Et les musées, y êtes-vous jamais allé ? Rien que de l’abstrait. C’est tout ce qu’il y a aujourd’hui. Mon oncle dit que c’était différent autrefois. Jadis il y avait des tableaux qui exprimaient des choses ou même représentaient des gens."

Ray Bradbury, Fahrenheit 451

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